Article de Naëma Revi, Nov. 2009
paru sur le blog IBANT (www.ibant.net)

L’article qui suit est un premier balisage de l’œuvre remarquable d’Hélène Benzacar, artiste plasticienne, photographe, qui participe à l’édition 2009 de l’exposition MAC2000 à Paris, Espace Champerret, du 19 au 22 novembre. Elle y présente Fleuve, son installation la plus récente.
Ces quelques pistes préparent une étude plus détaillée et approfondie des images photographiques d’Hélène Benzacar.

Histoires de loup

Le travail photographique de l’artiste Hélène Benzacar s’impose comme une œuvre singulière autant que nécessaire.
Il est d’abord – d’emblée – d’une époustouflante beauté. Et l’on pourrait s’arrêter là, à cette sidération de l’oeil. Mais ce serait trahir cette artiste dont la démarche s’accompagne d’une réflexion exigeante. Les productions, régulières, sont peu nombreuses et s’inscrivent dans la cohérence de cette recherche.

Deux caractéristiques les signalent :
Elles ne se présentent jamais isolées mais à l’intérieur de séries : Les Masques blancs (1999), Les ombres (2001), A l’intérieur du loup (2001), Forêt (2003), Meute (2004), Réserves (2005), Bestiaire (céramiques, 2008), Inséparables (2007), Fleuve (2009).

Aucune de ces photographies ne prétend être la saisie d’une scène ou d’un fragment de la réalité. Ce sont des fictions.

Pour mieux comprendre le premier aspect, on remarquera qu’Hélène Benzacar a soutenu une thèse de Doctorat de 3e cycle « Art et Science de l’art », sur le sujet du polyptyque contemporain1. Elle parle à ce propos de « pièce photographique » qu’elle définit ainsi : elle « se caractérise […] par la présence de photographies mises en scène dans un espace donné, associant objets et images dans un tout articulé. »2.

L’installation d’une série photographique met en jeu un ensemble d’éléments entre lesquels s’établissent des relations. L’oeil du spectateur est confronté à l’espace vide qui sépare les photographies et au va-et-vient qui noue des liens de l’une à l’autre. L’énigme de chacune n’en est pas résolue, elle s’anime plutôt dans une circulation de traits distinctifs, singuliers ou identiques, au fil des lectures qui sont faites. Quant à la dimension fictive de la  scène photographiée, elle est manifeste pour les séries qui présentent des animaux, tout particulièrement le loup, personnage récurrent, ainsi dans A l’intérieur du loup, Meute, Forêt ou, tout dernièrement, Fleuve. Dans ces trois premières séries, on voit des scènes de rencontre entre un enfant, ou des enfants, et un loup, ou plusieurs loups. Mais s’agit-il bien de rencontre ? Les personnages saisis dans le champ de vision photographique sont-ils sur le même plan dans l’espace et dans le temps ?

La scène n’est pas sûre, ou alors elle est improbable, d’emblée interprétée comme une fiction et comme une scène de composition : la bête a été placée là, ce n’est pas un vrai loup – c’est à dire un loup vivant qui serait, lui, sur le même plan que l’enfant -, c’est un animal naturalisé. La scène a été reconstituée. Cette inscription du référent photographique dans un jeu qui tient de l’imitation est  décisive pour comprendre le travail d’Hélène Benzacar. La scène que l’on voit là ne renvoie à aucune scène qui a effectivement eu lieu comme telle, mais plutôt, à une scène impossible qui aura eu lieu, au futur antérieur, dans l’événement même de la reconstitution. C’est « une illusion photographique »3.

Quant au sens de cette reconstitution, il n’inter-vient que dans la lecture qui en est faite après-coup. Cette duplicité photographique est comparable à celle que décèle Mallarmé4, dans le le mimodrame joué par Pierrot, Pierrot assassin de sa femme. Il le voit comme « un double qui ne redouble aucun simple »5. Le Mime, sans la prescription d’un livret antérieur, raconte par gestes sur la scène un meurtre qu’il aura exécuté et dont il est, au cours de cette reconstitution, à la fois l’instigateur, l’auteur et la victime. L’image photographique, par un jeu de miroitement, redouble une scène qui n’est qu’un simulacre sans modèle, sans scène d’origine prescrite. Cet effacement est inaugural et la scène photographiée, montée de toutes pièces, ne se présente que comme la représentation d’une scène déplacée, manquante, elle est déjà une fiction. « Tel opère le Mime, dont le jeu se borne à une allusion perpétuelle sans briser la glace : il installe, ainsi, un milieu, pur, de fiction « , écrit Mallarmé.

La scène fictive dont s’est emparée la photographie suggère l’univers du conte qui associe de terribles meurtres et de bouleversantes rencontres entre des êtres aux frontières de règnes humains, animaux, végétaux. Elles sont bouleversantes par la confusion, la transgression qu’elles opèrent au prix de métamorphoses, de passions dévoratrices, d’amours fusionnelles. Cependant, plutôt qu’au Petit Chaperon rouge, c’est à Alice, la fillette des récits de Lewis Carroll, celle qui remonte des profondeurs souterraines pour passer à travers le miroir, que ces photographies font signe. C’est le spectateur lui-même, dont l’oeil va glisser sur et entre les images  photographiques, qui est invité à ces jeux de miroir, invité à « renverser les perspectives »6. Ce n’est pas entre l’humain et le non-humain que passe la ligne-frontière, comme dans les contes, mais entre la réalité et la fiction où communiquent les mondes « incompossibles7 ». En effet, loin de s’enfoncer – comme dans une forêt fabuleuse – dans le feuilletage mémoriel vers l’écarquillement de quelque scène d’origine, letravail d’Hélène Benzacar, au contraire, en fait remonter à la surface l’ensemble des traits.

La photographie est, note-t-elle en empruntant l’expression de Danièle Méaux8, une « empreinte de lumière ». Cet aspect est encore accentué par le choix du support, un montage DIASEC, les plaques photographiques sont collées sur aluminium sous une couche de plexis. La scène arrive sur cette surface, elle-même réfléchissante, jouée par des reflets. Et c’est sur ce glacis que se déploie la multiplicité des récits.
De même que le Mime effectue son spectacle comme « une allusion perpétuelle, sans briser la glace », l’oeil glisse le long de l’installation. Dans sa thèse, l’artiste insiste sur l’installation du polyptyque photographique. Tout le chapitre 5 est consacré à cette forme de présentation sous le titre « Une unpossible image, une poétique de l’installation photographique ». Le polyptyque contemporain y est défini comme une réunion de « plusieurs tableaux constituant ensemble une oeuvre visuellement indissociable »9.

Cette perspective non linéaire procède d’une « volonté d’irradiation » et assure une circulation du regard qui ne voit jamais tout d’un seul coup. Le spectateur est amené à se déplacer le long de l’exposition mais sans devoir suivre un parcours obligé, il bouge de façon aléatoire si bien que sa lecture du polyptyque s’opère comme un tour supplémentaire, un nouvel événement à la surface de l’oeuvre. Chaque partie de lecture engageant cependant le tout de l’oeuvre sans en avoir la maîtrise à la fin – et d’ailleurs, il n’y a pas de fin -.

L’artiste s’est intéressée très tôt à cette fragmentation. Dès la série Arlequin au miroir, en 1989 , où le tableau de Picasso apparaît pulvérisé de façon à « (multiplier) les intervalles au lieu de les combler », à « multiplier les regards à l’intérieur du champ »10. Elle explique que « découper, c’était aménager une entrée à l’image, c’était aussi une addition de vides, un réseau de tensions fragiles, de formes suspendues. »11. La phrase décrit parfaitement la montée à la surface que l’oeuvre opère au fur et à mesure qu’elle va se déployer, déjouant toute profondeur. La diffraction organise un miroitement, un jeu de renvois sur l’image, établit ce « centre de suspension vibratoire » dont parle Mallarmé.
Cette dimension horizontale s’oppose, par exemple, à ce qui se passe dans un tableau classique où la construction de la perspective entraîne l’oeil dans la profondeur d’un point qui l’aspire. Dans l’espace de l’installation, se trouve marqué un espacement entre les images qui ouvre une dimension narrative, il fonctionne comme un appel à tisser une trame d’une photographie à une autre et insiste en même temps sur le caractère parcellaire de chacune. Mais cet intervalle – ou ce trait d’union – fait aussi remonter à la surface le creux d’une scène absente, l’énigme de la première scène dont la scène reconstituée est venue recouvrir le manque.

L’image photographique qui double la scène référent et la borde de son cadre pour mieux signaler sa saisie incertaine, est « une démonstration même de ce qu’est l’acte de regarder : la construction mentale en doublure de ce qui est vu […] un autre lui-même qui se coule en lui tout en construisant une paroi protectrice : un retournement. »12. Il est remarquable que Gilles Deleuze définisse le sens par ce même mot de doublure, qu’il explicite ainsi : « Elle se définit maintenant par la production des surfaces, leur multiplication et leur consolidation. La doublure est la continuité de l’envers et de l’endroit, l’art d’instaurer cette continuité de telle manière que le sens à la surface se distribue des deux côtés à la fois […]. »13.

Tentons, cependant, de voir ce qui se présente : au cours de cette scène plurielle (récit virtuel composé de plusieurs scènes qui ne sont ordonnées par aucune chronologie), intervient dans le champ un côtoiement impossible, un enfant / un animal sauvage. L’étrangeté naît de l’improbabilité de cette rencontre, improbabilité que sait le spectateur qui voit la scène derrière l’appareil photographique placé souvent en retrait, derrière le cadre d’une fenêtre ou d’une porte par exemple, à distance et exclu de ce qu’il voit. Le reflet de la vitre l’avertit qu’il y a cette distance théâtrale entre la scène et lui avant qu’il ne s’avise des autres reflets lumineux renvoyés par la surface brillante de l’image. Cette scène sans profondeur est toute à l’extérieur et elle ne le regarde pas. Cette indication est à prendre littéralement : les personnages n’ont pas de regard pour lui – il n’est pas sûr non plus qu’ils échangent un regard entre eux -. Les personnages de cette scène ne sont pas des allégories, ce ne sont en rien des figures mythologiques. Ce n’est pas non plus une scène de métamorphose. Mais la fiction opère un franchissement tel que la classification usuelle, celle qui distribue les identités et assigne les êtres, n’opère plus.

L’image est orpheline, les personnages sont posés là, sans mots : un loup, parfois plusieurs, un enfant ou des enfants. Mais quelle est leur proximité ? Elle reste énigmatique, non mesurable. Ils sont saisis dans leur mouvement, d’où un léger effet de flou. Ils sont, en outre, chacun comme isolé. Il y a le poil de l’animal et le vêtement qui enveloppe l’enfant. La fourrure fauve suggère l’animalité tandis que le vêtement est un signe culturel. Et si l’on observe bien le voile qui couvre la tête de la jeune fille, il est doublement signe culturel puisqu’il rappelle le voile qui ombre le visage de la Vierge dans un tableau connu d’Antonello de Messine, L’annonciation de Palerme (1475).14 Et si c’était l’enfant qui était un mannequin vêtu d’habits qui semblent intemporels, et le loup un animal vivant ? Ou bien tous les personnages seraient-ils les marionnettes d’un théâtre d’ombres ? « Je n’ai pas peur de vous, vous n’êtes que des cartes à jouer », dit Alice aux gardes de la Reine. Ce n’est pas seulement le loup qui est « naturalisé », on le comprend, mais toute la scène. C’est un simulacre d’où la violence est soustraite. Cette scène est une conjuration. Son lointain que montre l’image photographique ne fait pas retour mais se disperse sur l’image elle-même comme frontière entre la scène de référence et la prolifération des histoires, puis entre les photographies de l’installation comme jeu de rappels et comparaisons, et enfin entre le spectateur et l’ensemble des éléments de l’installation. Ces espacements, ces reflets, ces renvois qui ruinent la perspective et la profondeur tout au long de l’installation dont on « fait le tour », désorienté, privent aussi la représentation d’un temps ordonné au centre du présent. L »image photographique renvoie à une scène fictive qui n’a jamais été ou ne sera jamais présente, à l’« apparence fausse de présent »15. Si bien que rien n'(a) eu lieu. L’événement est « un pur effet de surface »16, selon l’expression de Gilles Deleuze. S’il y a un versant paradisiaque de ce travail artistique, c’est dans cette suspension indécidable de l’événement qui rend Pierrot innocent de tout meurtre, bien plus que dans la cohabitation pacifiée de la bête et de l’enfant. Car le soupçon n’est jamais levé ici que cette scène là, fictive, ne soit la conjuration qui dérobe un crime atroce, et, comme toute doublure, ne la trahisse. Mais de cela, nous n’avons, ni n’aurons, aucune certitude.

Un détail, cependant, résiste : dans ces scènes photographiques, aucun regard ne se lève qui renverrait au spectateur un oeil contemplant l’ouvert17, le regard d’un animal avant toute détermination, un regard dont on pourrait dire qu’il est « paradisiaque ». Là, le regard fuit. Si bien que cette histoire de loups apparaît aussi comme une histoire de l’oeil.

1. Hélène Benzacar, Le Polyptyque ou l’un-possible image, De l’actualité du polyptyque contemporain en photographie, thèse de doctorat de 3e cycle sous la direction de Pierre Baqué, Paris I Panthéon Sorbonne (désormais
noté H.B., suivi du numéro de page).
2. H.B., p.91
3. H.B., p.96.
4. Mallarmé, Mimique. Nous nous appuyons sur l’étude de ce texte par Jacques Derrida, « La Double séance », in La Dissémination, Seuil, coll. Tel Quel, Paris, 1972, p.199 à 257.
5. Cité par Jacques Derrida, supra, p.234.
6. Nietzsche, Ecce Homo, trad. Vialatte, p.20, cité par Gilles Deleuze, Logique du sens, Union Générale d’Editions,
10/18, Paris, 1973, p.237.
7. Ce terme est utilisé par Gilles Deleuze, pour qualifier deux déterminations « affirmées par leur différence ». Il s’agit d’une « distance positive des différents : non plus identifier deux contraires au même, mais affirmer leur distance comme ce qui les rapporte l’un à l’autre en tant que « différents » », in Logique du sens, supra, p.237.
8. Danièle Méaux, La photographie est le temps, Publication de l’Université de Provence, 1997, p.15, cité par Hélène Benzacar , H.B, p.31.
9. H.B, p.247
10. H.B, p.57.
11. H.B, p.60.
12. Clément Rosset, Le Réel et son double, Editions de Minuit, Paris, 1976, p.76. Cité par H.B, p.266.
13. Gilles Deleuze, supra, p.168-169.
14. H.B., p. 143.
15. Mallarmé, Mimique
16. Gilles Deleuze, Logique du sens, supra.
17. Jean-christophe Bailly,Le versant animal, Bayard, Paris, 2007 : l’auteur fait allusion au vers de R.M. Rilke « De tous ses yeux la créature voit l’ouvert « , in Les Elégies de Duino et évoque l’oeil de l’âne ouvert dans le fond du tableau du Caravage, La Fuite en Egypte.